CHAPITRE 1 (extrait)


 Une minute, un destin

 «Rien n’est plus sûr que la mort,

rien n’est moins sûr que son heure.»

 Ambroise Paré

 

 

***

 

            Désormais, dans cette dure réalité-ci, celle de mes quinze ans à présent, toutes ces pensées et toutes ces analyses demeuraient encore brouillonnes dans ma tête. Il était temps pour moi de lâcher prise sur Ian White pour de bon, de mettre mon cerveau au neutre, de quitter la future vie de mes vingt-huit ans et de me concentrer réellement sur moi, dans ce moment présent, dans l’univers de mes quinze ans.  

            Il s’agissait là de ces mêmes deux heures à rêvasser, espérer m’évader dans un autre monde, un autre univers, une autre dimension, un sommeil profond, mais en vain.  Finalement, ce fut deux putains d’heures de projection dans l’avenir de mes vingt-huit ans, qui tel un film d’horreur, allaient dans la dure réalité de mes quinze ans, se transformer en mon pire cauchemar.

 

***

 

            Posé sur la petite commode en bois naturel de ma chambre à coucher, les quatre chiffres rouge vif du cadran que mon grand frère m’avait offert pour mon dixième anniversaire de naissance, indiquaient déjà 12:47 ce samedi-là.

            J’étais couchée innocemment sur mon lit, en espérant sommeiller pour le reste de la nuit. En réfléchissant aux blocages affectifs qu’éprouvait Ian White à mon égard, j’étais loin de me douter qu’à cet instant bien précis, un être ignoble venait de faire irruption dans ma demeure.

            Ce même être ignoble s’introduisait par la fenêtre de la cuisine que j’avais omis de refermer pour laisser entrer la fraicheur du soir, à l’intérieur de la grande maison étagée au décor champêtre, qui avait baigné toute la journée dans cette lourde humidité d’été.

            À ce moment, moi, petite Isabelle, la future amoureuse au cœur brisé, je venais d’entendre des bruits de pas sourds rebondir sur le parquet en provenance des escaliers de la charmante maison de campagne que j’habitais avec ma mère et mon frère. En plus, je venais d’halluciner le murmure d’une voix masculine souffler mon prénom à proximité du vaste couloir conduisant à ma chambre à coucher, croyais-je.

- Isabelle…

            Cependant, la jeune fille que j’étais venait de conscientiser à ce même instant, que ce que je croyais assurément être que de funestes perceptions auditives, n’en étaient pas. J’étais réellement troublée par les ondes bouleversantes que mon ouïe très aiguisée venait encore une fois d’intercepter à cette seconde-ci.

- Isabelle…

            Lorsque j’avais ouvert les yeux pour reprendre mes esprits, j’aperçus l’ombre d’une silhouette inquiétante se mouvoir à l’autre bout du corridor obscur. Cette ombre avançait subtilement en ma direction, en ayant à la main, un objet étincelant qui me semblait offensif.

- Isabelle…

            Apparemment, étant cette magnifique rêveuse à l’âme pure et inspirante, je n’étais plus seule dans cette charmante maison familiale, en l’absence de mon frère ainé et de ma mère. La cadette que j’étais sortie doucement du lit, sans faire le moindre bruit.

            Je demeurais stoïque, me mordillant la lèvre inférieure, prête à affronter mon destin, malgré la frayeur que je ressentais à travers tous mes membres frémissants. J’en avais des sueurs froides. Mon pauvre petit cœur battait à tout rompre. Mes jambes tremblaient en claquant l’une contre l’autre et la sueur dégoulinait sur mon visage. Je me sentais totalement vaincue lorsqu’une éblouissante lumière blanche venait de s’illuminer en un éclair sous mes yeux.

            Puisque je n’étais pas disposée à me défendre parfaitement, la ravissante brunette à la longue crinière étincelante tissée comme celle d’un cheval que j’étais, avait ressenti un terrible malaise ressurgir au fond de moi-même. J’avais cette étrange sensation qui me donnait la nausée.

            Au moins, ma gorge qui se serrait comme un étau à la vue de cet intrus, m’empêchait de vomir mes tripes. Fâcheusement, ma gorge qui se serrait comme un étau à la vue de cet intrus, m’évitait d’alerter les voisins situés à des kilomètres à la ronde et de signaler mon état de détresse par de terribles hurlements. Pire encore, ma gorge qui se serrait comme un étau à la vue de cet intrus, obstruait littéralement mes cordes vocales. Ma gorge qui se serrait comme un étau exerçait une telle pression que quiconque ne pouvait expliquer, me laissant sans voix, totalement muette. Pas un son, pas un bruit ne se faisait entendre. Il y avait seulement cet échange de regards vigoureux qui se noyait dans la nuit en ne me laissait pas sans crainte.

            Dans la lumière artificielle du soir, je scrutais ce personnage ignoble sans jamais cligner des yeux. Ce même individu d’aucune pudeur que j’avais déjà côtoyé quelques fois auparavant. J’avais les poings fermés devant moi, prête à attaquer ou à me protéger du moins. Cependant, en moins d’une minute, tout s’exécuta à la vitesse de l’éclair.

            Le suspect vêtu d’une tunique noire, allant de la tuque aux gants, et du veston aux escarpins crasseux, était planté droit devant moi. Malgré les lunettes teintées qui lui donnaient l’impression d’être une vedette d’Hollywood, l’adolescente que j’étais percevait tout de même à travers les lentilles de cet acteur corrompu, que le comédien me fixait du regard d’un air menaçant. On aurait dit un loup affamé qui allait bondir et agripper sa proie à tout instant.

            Je ne pouvais pas m’enfuir puisque j’étais piégée entre lui et les trois murs de ma chambre à coucher. Des murs tapissés de citations, de proverbes, de paroles de chansons que m’inspiraient plusieurs auteurs authentiques, de toutes les époques, générations et cultures. J’étais hantée par la peur. Je ne pouvais faire autrement que d’anticiper tous les scénarios atroces qui s’ancraient définitivement à mon esprit à cette seconde-là. Malencontreusement, ce qui devait survenir, survint.

            Sans que je n’aie eu la capacité d’implorer sa pitié pour le supplier d’épargner ma vie, le tireur appuya sur le détonateur. Je n’y croyais pas mes yeux! Cette brute corpulente avait ouvert le feu sur moi sans jamais ressentir le moindre remord. Les décibels produits par le déclanchement de la gâchette me défoncèrent presque les tympans. On aurait dit que le son de la détonation produisait l’effet d’un million de gongs sur lesquels on frappait en même temps.  

            Je ressentais une chaleur intense se propager au niveau de ma poitrine. Cette chaleur intense ne ressemblait pas aux picotements qu’on ressentait sur la peau et qui étaient comparables à une éraflure au genou. Non, non! C’était un sentiment de brulure au dernier degré qui envahissait toutes les zones sensibles de mon corps et même, les zones les moins sensibles.

            Je ne conscientisais pas encore l’étrange sentiment de vertige que ma tête subissait, puisque je n’avais encore jamais eu la peur des hauteurs. J’étais plutôt fanatique des montagnes russes dans les parcs d’attraction et j’adorais les sensations extrêmes dans ma vie quotidienne. Mais, je n’aimais pas forcément ces fortes émotions qui s’apparentaient peut-être à une crise cardiaque. Elles n’avaient rien d’agréable.

            Je ressentais ma cage thoracique se resserrer subitement sur mes poumons. J’avais des sueurs froides qui dégoulinaient sur mon visage. Je transpirais des aisselles et je transpirais aussi de la plante de mes pieds. J’avais même l’impression d’avoir de douloureux inconforts à la mâchoire, au cou, aux épaules, au bas du dos, aux bras et aux jambes. J’avais la nausée, j’avais le souffle coupé et j’étais totalement étourdie.

            Surtout que je me rendais compte à l’instant, que l’essence rouge vif de mon corps, colorait instantanément le chemisier blanc du petit pyjama d’été que je portais. Une sensation de fatigue extrême envahissait mon être soudainement.

            La balle du fusil avait transpercé mon corps sauvagement, atteignant mon cœur à la seconde-même et le petit agneau abattu s’affala au sol aussitôt, tandis que le chasseur fou venait de prendre la fuite. Moi, j’étais cette petite bête naïve qui émettait de désagréables gémissements et qui n’avait jamais eu le temps de comprendre ou d’assimiler la gravité de ce geste.

            Dans cette amertume, l’ange sublime que j’étais n’exerçait plus un seul contrôle sur cet organisme qui s’apparentait à celui d’un cadavre baignant dans une mare de sang. Tout à coup, mon corps inerte au sol se mit à frissonner tel un paradoxe.

            J’avais tellement mal. Et pourtant, j’étais toujours incapable d’exprimer ma douleur, de pousser des cris de colère, d’hurler pour libérer ma Rage!

            Jamais je n’avais dû affronter une telle violence. C’était un massacre qui me donnait l’impression d’atterrir en plein cœur des ténèbres noires. La nonchalance par laquelle le projectile avait pénétré ma poitrine ressemblait à la séquence d’un film d’action qu’on faisait dérouler au mode ralenti au grand écran. Je ressentais toutes les frictions causées par la balle. Vraiment toutes les frictions. Des frictions allant de la pointe de mes cheveux, jusqu’au bout de mes ongles, tellement cette douleur était atroce et insupportable.

            Cela dit, cette souffrance corporelle n’avait strictement rien à voir avec un grincement de doigts que madame Champagnat faisait exprès d’exercer sur le tableau vert pour me sortir de la lune en classe de français. OHHHHH NOOOOON! Cette souffrance corporelle était mille fois plus intolérable, un million de fois plus pénible, un milliard de fois plus douloureuse et un trillion de fois plus sombre. J’avais l’impression que ma tête et que mon corps se retrouvaient au cœur d’un trou noir cosmique tellement que je ne comprenais pas les sensations inconfortables qui habitaient mon âme.

            Soudainement, tous mes muscles devinrent tellement froids et mes os étaient tellement engourdis, que j’avais l’impression de vivre les symptômes primaires de l’hypothermie pour la première fois de ma vie. On aurait dit que je ressentais l’effet de milliers de lames de couteaux qui me déchiraient le corps. J’éprouvais de la difficulté à respirer. J’éprouvais de la difficulté à clarifier mes pensées. Toutes les émotions que je subissais étaient similaires à de la souffrance et de la frayeur.

            Et étrangement, cette douleur physique n’était pas aussi pénible que le désarroi que j’accueillais avec sérénité face au rejet affectif que Ian White, mon amour de jeunesse, venait de m’infliger dans l’avenir de mes vingt-huit ans. Malgré cette souffrance corporelle, l’esprit émotionnel de mes quinze ans de vie devenait de plus en plus apaisé.

            Dans le désespoir, j’eus de douloureuses pensées d’amour inconditionnel que je ressentais à l’égard de ma mère, une femme remplie d’humilité. De mon frère, un ami loyal. De ma famille, des gens généreux avec leurs prochains. De mes amis, avec lesquels j’avais expérimenté et partagé mes premières leçons de vie. Du père qui ne m’avait jamais pris sous son aile et pour qui, je fis tout de même preuve d’indulgence envers les croyances musulmanes qu’il prônait. J’eus une douloureuse pensée d’amour inconditionnel pour Ian White, celui que j’estimais et que j’aimais du plus profond de mon cœur.

            Finalement, je fis parvenir tous mes sentiments d’espoir à toutes les personnes exemplaires qui avaient croisé ma route. Toutes ces personnes qui m’avaient apporté de la bonté, du réconfort et du bonheur. Toutes ces personnes qui avaient fait de moi une âme charitable qui était parvenue à illuminer le cœur du plus clochard d’entre tous les vieillards, jusqu’à la plus noble des reines. Et à inspirer le plus hyperactif de tous les enfants, jusqu’au plus névrosé des crétins arrogants que j’avais côtoyés tout au long de ce fabuleux parcours de vie.

            Dans le désespoir, il me restait aussi une once de gratitude envers le ciel pour m’avoir prêté la vie au cours des quinze années que j’aurai passées sur ce sol rempli d’abondance et de richesses. La seule fortune que je léguerai désormais en héritage à ma famille, aux générations futures, à tous les vivants qui me survivent et au reste de l’humanité, sera ma dignité et mon Amour Propre À Soi.

            Si seulement l’unique espoir de ma vie s’était résumé à être heureuse et profiter de ma vie de jeunesse avant de quitter cet univers déchainé, mon passage sur terre aura fait son bout de chemin et défilé sous mes yeux à la vitesse d’une étoile filante.

            Contrairement à mes espérances de vie, il s’agissait là, de deux heures à rêvasser, à me projeter treize années dans le futur de mes vingt-huit ans, en espérant m’évader dans un autre monde, un autre univers, une autre dimension, un sommeil profond. Deux heures qui au bout du compte, se transformaient en mon pire cauchemar. Dans l’espoir, je retrouvais encore la force et surtout le courage de laisser s’échapper le plus sincère :

- « Gratias! »[1]

            Je fermais lentement les yeux dans ce monde cruel une dernière fois, en espérant les rouvrir dans les cieux. Dans la méfiance, j’abandonnais la Rage. Dans la confiance j’accueillis la Passion. Dans la maitrise complète de moi-même j’apportais là-haut, toutes Les Pièces du Puzzle. Et en toute sérénité, mon âme était en paix, en totale plénitude.

- « Ora pro nobis! »[2]

            Tristement, en cette septième nuit de juillet, à 12h48 plus précisément, une insupportable minute s’était écoulée entre la relativité du temps où je rêvassais sagement dans mon lit, à la future vie de mes vingt-huit ans. Une insupportable minute s’était écoulée entre le moment où j’avais cru halluciner le murmure d’une voix masculine souffler mon prénom, Isabelle, à proximité de ma chambre à coucher. Une étrange voix masculine qui était présente chez moi, sans aucune invitation, pour finalement, me clouer pour toujours dans mon éternelle adolescence de quinze ans.

            Une insupportable minute s’était écoulée entre l’instant où mon cœur avait été atteint par balle, complètement vidé de sa substance vitale. Et une insupportable minute s’était écoulée entre la seconde où l’âme d’Isabelle Sanschagrin, que mon entourage qualifiait être une Belle Précieuse Perle Rare Adorée, venait de rendre son dernier souffle de vie. Cette essence oxygénée que l’abominable bête ignorante sous-estime encore aujourd’hui en tentant de duper son karma…

 

[1] Merci!

[2] Priez pour nous!

(Lire la version intégrale du chapitre 1)

 

 

 

 

Merci de faire confiance à la production EMary et je te dis à bientôt!